Didier Reynders et les (nombreuses) questions non encore posées

Didier Reynders (Photo : RV)

Hier matin, des membres de la branche Ecofin de la police judiciaire fédérale bruxelloise ont effectué une perquisition au domicile de Didier Reynders, jusqu’au week-end dernier encore commissaire européen à la Justice, ancien ministre fédéral des Affaires étrangères (2011-2019), avant cela ministre des Finances (1999-2011), responsable de la Loterie nationale de 2007 à 2011, entre autres. L’homme politique libéral est soupçonné par la justice de s’être livré à des activités de blanchiment d’argent via l’achat de jeux de hasard, ont appris Le Soir et Follow The Money. L’enquête s’étend sur plusieurs années, depuis l’époque où Reynders était encore ministre fédéral, mais plus ministre de tutelle de la Loterie nationale. Si tout le monde s’étonne de cette méthode de blanchiment d’argent, via les jeux de hasard, une autre question se pose : d’où vient l’argent que Reynders a ou n’a pas blanchi ?

Le système est très simple. Vous achetez en masse des cartes à gratter à la Loterie nationale et vous déposez de l’argent noir sur votre compte. Lorsqu’on vous interroge à ce sujet, vous dites que vous avez gagné cet argent avec les cartes à gratter. Didier Reynders, quant à lui, est innocent jusqu’à preuve du contraire. Cependant, l’homme est hanté depuis des années par des indices de conflit d’intérêts. Le parquet de Bruxelles n’a agi qu’après le 1er décembre, date à laquelle l’homme politique devait renoncer à son statut protégé de commissaire européen. Le président du MR, Georges-Louis Bouchez, a élu Nahdja Lahbib comme nouveau commissaire, au grand dam de Reynders, qui s’est déclaré « gravement déçu » par sa non-reconduction.



Ce qui est sûr, c’est que le parquet n’ouvrira pas une telle enquête sans indications claires. La question est donc de savoir où l’enquête se terminera. Fin 2019, on apprenait que le parquet de Namur avait lancé une enquête sur des fonds de corruption entourant une asbl dont Jean-Claude Fontinoy, proche collaborateur de Didier Reynders, est administrateur. Le site d’information Apache avait alors rapporté que par le biais de cette asbl, trois fois de grosses sommes d’argent avaient été versées à Fontinoy. Il s’agirait de trois fois 25.000 euros. Âgé de 74 ans à l’époque, Fontinoy n’est pas seulement un grand propriétaire terrien, il a également passé des années en tant qu’expert dans les différents cabinets du ministre Reynders. Fontinoy aurait notamment été très actif au sein de la Régie des Bâtiments. Jusqu’en 2019, il était président de la SNCB où il s’occupait également de dossiers immobiliers. Le magazine d’investigation Medor a ensuite lié l’homme à la fois au Kazakhgate et aux pots-de-vin de la société Semlex du millionnaire belge Albert Karaziwan.

L’asbl Fontinoy porte le nom de « Les plus beaux villages de Wallonie ». Elle vise à promouvoir un certain nombre de communes rurales en Wallonie. L’une de ces communes est Gesves, dans le Condroz. Dans la commune de Mozet à Gesves, Jean-Claude Fontinoy achète en 1996 la ferme-château classée « Tour de Royer » pour 12 millions de francs belges, soit environ 300 000 euros. Un an plus tard, il achète la ferme du château de Douxflamme. Le magazine Medor dresse la liste des propriétés de Fontinoy : 2 fermes-châteaux, 22 maisons, 17 appartements, 8,5 hectares de terrains à bâtir, 6,8 hectares de pâturages et 1,7 hectare de forêt. Dans un commentaire, M. Fontinoy a déclaré qu’il avait tout réalisé par ses propres moyens, à force de travail.

Ce travail a commencé à la SNCB où il a rencontré le jeune avocat Didier Reynders. Ce dernier avait été bombardé président des Chemins de fer belges à l’âge de 28 ans par le libéral Jean Gol. Dès lors, Fontinoy ne bougera plus du côté de Reynders. Les francophones le disent joliment : « Fontinoy se scotche à Reynders », ils se serrent les coudes. Fontinoy suit Reynders tout au long de sa carrière politique. Il lui passe, entre autres, la Régie des Bâtiments, la Régie des Aériennes, les Finances, les Affaires étrangères, l’Aide au développement. (Lire la suite en dessous de la photo)

Didier Reynders (à droite) en 1995 à côté de son mentor libéral feu Jean Gol (Photo : Belga Images).

L’histoire de Reynders ne peut se passer de mentionner le nom de l’ancien agent de la Sûreté de l’État Nicolas Ullens de Schooten, fils du millionnaire Guy Ullens de Schooten, neveu du Belge le plus riche, Eric Wittouck. L’année dernière, Nicolas Ullens a été arrêté après avoir mortellement blessé sa belle-mère d’un coup de feu dans l’allée de la villa familiale. Deux ans auparavant, le même Nicolas Ullens avait lancé des accusations contre Fontinoy et Reynders. Il accuse les deux politiciens libéraux de corruption et de blanchiment d’argent. Il aurait été empêché de mener à bien son travail d’enquête. Ullens a lancé ses accusations juste avant que Reynders ne soit nommé commissaire européen à la Justice.

Le fonctionnaire de la Sûreté de l’État n’a pas hésité à comparer Reynders au mafieux Al Capone. Quelques jours plus tard, le parquet de Bruxelles a estimé que Reynders n’avait rien à se reprocher. Le parquet n’a interrogé personne dans cette affaire à l’époque.

Dans ses accusations, Ullens fait explicitement référence aux activités de Fontinoy au Congo. Ce qui nous amène à la société Semlex et à son propriétaire Albert Karaziwan. Semlex a son siège à Bruxelles et produit des passeports biométriques en Lituanie. Ces passeports fonctionnent grâce à la reconnaissance des empreintes digitales. En 2015, Karaziwan a réussi à décrocher un contrat avec l’État congolais pour la fourniture de passeports. Ceux-ci coûtent 185 $ chacun. Le concurrent Zetes fournit les mêmes passeports pour seulement 28,5 dollars l’unité. Néanmoins, le Congo choisit Semlex. L’agence Reuters révèle comment Semlex met en place une construction offshore à Ras el Khaïmah aux Emirats Arabes Unis appartenant à un proche du président congolais Kabilla. Ce dernier reçoit 60 dollars par passeport vendu à des citoyens congolais. L’État congolais reçoit 65 euros. Le reste va à Semlex. Toujours en 2015, Kabilla envoie son expert financier Moïse Ekanga à Ras el Khaïmah pour régler les choses. Du 16 au 19 février, Jean-Claude Fontinoy se rend à Kinshasa avec quelques hommes d’affaires. Il y aura un entretien privé avec Moïse Ekanga. Interrogés à ce sujet, Reynders et Fontinoy restent muets.

Karaziwan, propriétaire de Semlex, peut compter sur de bons contacts avec le parti libéral MR de Didier Reynders en Belgique. Ainsi, le sénateur libéral Alain Destexhe est intervenu à plusieurs reprises à la demande de Zina Wazouna Idriss. Cette dernière est l’ex-femme du président tchadien Idriss Déby et dispose d’un réseau très étendu d’Africains de haut rang. Selon l’agence de presse Reuters, Idriss est la femme de main utilisée par Karaziwan pour verser des pots-de-vin afin d’obtenir des contrats pour Semlex en Afrique. Ce faisant, Zina Idriss est souvent payée en nature : un voyage de ski exclusif, une villa d’une valeur de 565 561 euros à Waterloo, des robes de luxe, des billets en classe affaires.

Idriss vit dans une villa de luxe à Waterloo. Là aussi, Destexhe intervient. Le bourgmestre de Waterloo est alors le politicien MR et ancien ministre Serge Kubla. Il a commencé sa carrière dans le cabinet de feu Jean Gol, candidat libéral. C’est ce même Gol qui a fait de l’avocat Didier Reynders le président de la SNCB à l’âge de 28 ans et l’a immédiatement lancé en politique. Sur son blog, Karaziwan se présente comme un mécène de la Ferme d’Hougoumont à Waterloo. Ce site abrite le musée de la bataille de Waterloo de 1815. Il est situé à l’ombre du Lion de Waterloo. Karaziwan se dit obsédé par l’histoire et a donc soutenu financièrement la restauration du musée. Kubla lui-même a dû démissionner de son poste de maire en février 2015 après avoir été accusé d’avoir soudoyé le Premier ministre congolais Muzito.

Didier Reynders, alors vice-premier ministre et ministre des Affaires étrangères, et Bertrand de Crombrugghe, ambassadeur de Belgique en RDC, lors de l’inauguration de l’ambassade de Belgique à Kinshasa, en République démocratique du Congo, le lundi 27 novembre 2017. (Photo : Belga Images)

Il est clair que Didier Reynders est déjà un homme très au fait de tous ces dossiers remarquables. Ce qui nous amène en 2015, l’année où Alexia Bertrand devient la nouvelle chef de cabinet du chef du MR et alors ministre des Affaires étrangères Didier Reynders. Alexia Bertrand est la fille de Luc Bertrand, la principale force familiale du holding Ackermans & van Haaren (AvH). Rien d’étonnant en soi. Mais voilà que deux filiales d’AvH, l’entreprise de dragage Deme et l’entreprise portuaire Rent-A-Port, ainsi que la société immobilière Immobel de Marnix Galle, ont fait don de 75 000 euros à l’asbl wallonne Les Plus Beaux Villages de Wallonie. Aucune de ces trois sociétés internationales n’a de lien avec l’asbl wallonne de promotion du tourisme local. A moins qu’il ne s’agisse de Jean-Claude Fontinoy. Fontinoy est également président de la Société belge d’investissements internationaux (SBI). Cette dernière a à son tour investi avec Deme et Rent-A-Port dans un projet portuaire de grande envergure au nord du Viêt Nam.

Il y a deux ans, De Tijd, Knack et Le Soir ont publié les fameux Paradise Papers. Ceux-ci révélaient, entre autres, que le gouvernement belge, par le biais de son véhicule d’investissement Belgian Corporation for International Investment (BMI), participait à la société Infra Asia Development Limited, basée aux Îles Vierges britanniques, un paradis fiscal notoire. Par l’intermédiaire de cette société, un projet portuaire de grande envergure est en cours de réalisation dans le nord du Viêt Nam. « Le fait que Rent-A-Port et Deme, toutes deux détenues par le holding belge Ackermans & van Haaren, versent d’importantes sommes d’argent à une organisation touristique à but non lucratif en Wallonie jette un nouvel éclairage sur la situation de Rent-A-Port et de Deme en Wallonie.

« Le fait que Rent-A-Port et Deme, toutes deux détenues par le holding belge Ackermans & van Haaren, versent d’importantes sommes d’argent en sponsoring à une asbl de tourisme en Wallonie jette un nouvel éclairage sur le rôle du gouvernement belge et de Jean-Claude Fontinoy dans un projet portuaire vietnamien ». selon le site Apache.

Jean-Claude Fontinoy a-t-il utilisé l’asbl Les Plus Beaux Villages de Wallonie comme véhicule pour recevoir des pots-de-vin ? Nicolas Ullens de Schoten désigne l’asbl comme l’un des canaux par lesquels Jean-Claude Fontinoy, employé par Didier Reynders, recevait des pots-de-vin. L’asbl servait pour l’argent de poche, mais pas pour les travaux plus importants.

Il convient également de noter la présence du groupe Immobel de Marnix Galle sur la liste des sponsors de la petite ASBL. Ce groupe a effectué des dépôts par l’intermédiaire de sa société holding Allfin Group et Immobel Group Lotinvest. Immobel et Fontinoy se connaissent grâce au dossier de la vente du Rijksadministratief Centrum (RAC) à Bruxelles par la Régie des Bâtiments au promoteur immobilier Breevast et à Immobel. Fontinoy apparaît également dans cette histoire, ainsi que le super-lobbyiste Koen Blijweert, aujourd’hui décédé. La Régie des Bâtiments était alors sous la responsabilité du ministre Reynders et Fontinoy y travaillait. Une note de la Sûreté de l’État indique ce qui suit à ce sujet : « A la Régie des Bâtiments, l’homme qui décide est très majoritairement Jean-Claude Fontinoy, mais son appréciation n’est pas tout à fait rationnelle : il lie son accord à un versement occulte d’un million d’euros. »